Si je vous demandais si vous préféreriez faire vos achats de Noël dans les magasins de la Rue Neuve ou dans ceux de la Porte de Namur après m’être assuré que vous avez pris connaissance des émeutes qui ont enflammés la Porte de Namur en décembre dernier [1], que me répondriez-vous? On pourrait croire que la préférence associée à ces deux endroits de commerce serait la même. Après tout, ces deux endroits sont tous les deux aussi près de chez vous, ont des offres et des prix comparables et regroupent les mêmes magasins. Pas de raisons de préférer l’un ou l’autre endroit, semble-t-il. Et pourtant, les études empiriques montrent que votre choix sera plutôt celui de la Rue Neuve que de la Porte de Namur.

Certains chercheurs expliquent ce phénomène par l’heuristique de disponibilité de Tversky et Kahneman (1973) qui consiste à estimer la survenance d’un évènement en fonction de l’accessibilité cognitive d’évènements pertinents associés à celui-ci. Pour reprendre notre exemple, la probabilité de choisir la Porte de Namur sera faible étant donné qu’il vous vient facilement à l’esprit une série d’évènements négatifs associés à cet endroit (les émeutes de décembre 2011). Pourtant, si nous analysions le nombre d’évènements négatifs associés à ces deux endroits, nous en trouverions sans doute un nombre égal: ce qui importe dans l’heuristique de disponibilité n’est pas le nombre d’éléments associés à un évènement, à un phénomène ou à une catégorie mais la facilité avec laquelle ces éléments sont cognitivement accessibles (Tversky & Kahneman, 1973).

Il serait plus facile de juger un évènement comme probable si nous savons l’imaginer facilement grâce à des informations pertinentes disponibles en mémoire (Carroll, 1978, cité par Gregory, Cialdini & Carpenter, 1982). Mais est-ce que ce jugement peut influencer le comportement de manière significative? Gregory & al. (1982) évoquent deux arguments à ce propos. Le premier consiste à se dire que si nous nous attendons à ce qu’un évènement se produise, cela va jouer directement sur notre comportement. En effet, les individus étant réticents à abandonner ou à infirmer leurs attentes par rapport à un évènement, des attentes élevées peuvent stimuler notre comportement (Ross, L., Lepper, M. R. & Hubbard, M., 1975 [2]). Deuxièmement, si les individus croient qu’ils vont réussir quelque chose lors de l’évènement, ils développeront plus facilement des attitudes positives envers celui-ci afin de maintenir une forte estime de soi. Et par conséquent, ces attitudes influenceront sans doute le comportement futur par rapport à l’évènement en question. Pour être sûr que l’imagination d’un évènement pertinent à nos yeux influence le comportement, Gregory & al. (1982) ont créé plusieurs expériences visant à comprendre plus en profondeur ce phénomène.

Leur première expérience consistait à demander à des sujets d’évaluer la probabilité qu’ils soient un jour arrêtés pour vol à main armée selon qu’ils aient entendu ou non un scénario décrivant un vol à main armée. Le groupe expérimental recevait comme consigne de s’imaginer le scénario qu’il allait entendre et par la suite entendait ce scénario qui racontait comment un individu avait commis un vol à main armée et avait été arrêté. Le groupe contrôle, lui, n’avait rien à entendre et devait juste répondre à la question concernant la probabilité d’être un jour arrêté pour vol à main armée. Les résultats statistiques montrèrent que les sujets du groupe expérimental croyaient significativement plus qu’ils avaient une chance d’être arrêté pour vol à main armée que ceux du groupe contrôle. Cependant, seuls les sujets expérimentaux ont du entendre un scénario pour lequel ils ont du s’imaginer l’évènement. Nous ne savons donc pas si c’est l’imagination de n’importe quel scénario qui influence les jugements de probabilité ou si c’est uniquement les scénarios pertinents pour nous.

Pour palier à ce problème, la deuxième expérience a donné des scénarios aux deux groupes de sujets en leur demandant de s’imaginer l’évènement. Le groupe expérimental devait lire un scénario qui décrivait un trajet avec un ami jusqu’au shopping puis la participation à un concours et la victoire du second prix du concours. Le groupe contrôle, quant à lui, devait lire un scénario comportant également un trajet vers le shopping mais le concours n’était pas mentionné et le trajet terminait à la bibliothèque pour emprunter des livres pour une dissertation. Par la suite, on essayait d’évaluer la probabilité de gagner un concours pour tous les sujets via un questionnaire avec six évènements à évaluer en indiquant la probabilité que ces évènements arrivent (l’évènement « gagner un concours » était donc un des six items à évaluer).

Les résultats des tests statistiques montrèrent que l’estimation de gagner un concours était significativement plus importante chez les sujets expérimentaux que parmi les contrôles. Ainsi, il apparait que l’imagination en elle-même ne serve pas à augmenter les estimations de probabilité pour d’autres évènements que ceux imaginé : ceux qui n’ont pas eu comme consigne d’imaginer la victoire au concours (groupe contrôle) mobilisent moins l’imagination de cet évènement que ceux qui ont du le faire (groupe expérimental).

La troisième expérience s’intéresse aux processus qui ont donné les résultats vus précédemment afin de s’assurer que ceux-ci n’ont pas été biaisés par les caractéristiques de la demande expérimentale. En effet, lors des deux premières expériences, les sujets ont peut-être construit leurs estimations des évènements en pensant que les chercheurs voulaient leur faire croire que ces évènements pouvaient leur arriver. Ils n’auraient donc pas fait une estimation personnelle mais auraient tout simplement répondu suite à une croyance erronée par rapport à la demande des chercheurs.

Dans cette expérience, les sujets du groupe expérimental ont du lire l’un des deux scénarios décrivant des types d’arrestations différentes (soit un petit vol, soit un vol à l’étalage) tandis que ceux du groupe contrôle lisaient soit le même scénario que celui de l’expérience deux, soit une histoire où une personne postule pour un travail et est interviewé. Après leur lecture, les sujets rentraient chez eux et l’expérimentateur donnait à un autre expérimentateur le nom et le numéro de téléphone des sujets. Une demi-heure plus tard, ce deuxième expérimentateur téléphonait aux sujets en se faisant passer pour un enquêteur ayant besoin de réponses à un sondage concernant les pénalités attribuées à différents crimes. L’expérimentateur expliquait alors qu’il allait donner dix-neuf crimes différents auxquels il faudrait attribuer une durée d’emprisonnement en mois ou  en années (le petit vol et le vol à l’étalage faisant partie des dix-neuf crimes). En dernier lieu, on leur demandait d’indiquer pour chaque crime la probabilité d’être arrêté.

Après différents tests statistiques, il s’est avéré que les sujets du groupe expérimental estimaient plus probables d’être arrêtés pour les deux crimes qui nous intéressent (petit vol et vol à l’étalage) que leurs homologues du groupe contrôle. Or ces données empiriques furent obtenues en dehors d’un laboratoire, dans un contexte dépourvu de repères expérimentaux. Autrement dit, les deux expériences précédentes ainsi que celle-ci ne peuvent être expliquées par les caractéristiques spécifiques de la demande expérimentale.

Pour Tversky & Kahneman (1973), les estimations de probabilité des évènements sont déterminées par la facilité (ou la difficulté) à trouver en mémoire des scénarios pertinents liés à ces évènements. Cela a donc amenés Gregory et al. (1982) à souligner que l’élément essentiel de leurs études était le fait qu’il ait rendu disponible des scénarios pertinents qui ont biaisé les estimations des sujets.

Cependant, une autre explication existe. En effet, dans les trois études présentées jusqu’à maintenant, les scénarios expérimentaux décrivent des situations auxquelles les sujets n’ont jamais été confrontés.  Il est donc possible que ce ne soit pas la disponibilité de scénarios pertinents qui ait biaisé les estimations mais des scénarios non-pertinents pour le sujet qui se désengagerait alors de la décision et mettrait des estimations à la hausse. Pour écarter cette explication alternative, il était nécessaire pour Gregory et al. (1982) de créer une expérience dans laquelle une information identique serait donnée aux deux groupes de sujets avec comme seule différence la pertinence de l’information présentée. Ainsi, dans l’expérience quatre, les deux groupes recevront le même scénario mais le groupe expérimental recevra comme consigne additionnelle de s’imaginer le scénario afin que celui-ci acquiert une pertinence pour eux. De plus, des mesures comportementales seront analysées afin de démontrer que la disponibilité d’un scénario pertinent influence de manière significative le comportement.

Dans l’expérience quatre, les sujets étaient contactés par un expérimentateur faisant du porte-à-porte afin de répondre à une enquête sur les attitudes envers la télévision par câble après avoir entendu des informations pratiques sur ce mode de distribution des programmes de télévision. Les groupes contrôle et expérimental recevaient la même information mais celle-ci était présentée sous une forme imaginative pour le groupe expérimental (par exemple « Take a moment and imagine how CATV will provide you with a broader entertainement and informational service », Gregory & al., 1982, p. 95).

Après avoir écouté l’information concernant la télévision par câble, l’expérimentateur posait sept questions aux sujets. Celles-ci sont résumées dans le tableau 1 ainsi que les tests statistiques tels que la statistique F, la p-valeur, la moyenne et l’écart-type.

A la fin du sondage, tous les sujets ont reçu une carte postale qu’ils pouvaient utiliser pour obtenir plus d’informations à propos de la télévision par câble. Deux à six semaines plus tard, ces mêmes sujets ont tous été contactés par une compagnie de vente leur proposant une semaine gratuite de télévision par câble ainsi que l’opportunité de souscrire un abonnement.

A partir des résultats statistiques sur les questions, plusieurs points doivent être abordés. Tout d’abord, la première question était destinée à évaluer le comportement probable d’autres individus par rapport à la TV par câble, ce qui rendrait cette télévision populaire.  Gregory et al. (1982) n’attendaient aucun effet (et n’en ont d’ailleurs pas obtenu) vu que l’expérience quatre concernait la perception des comportements des sujets et non les comportements d’autrui.  Pour les quatre questions suivantes, des différences significatives entre les deux groupes ont été trouvées, notamment que les sujets du groupe expérimental désireraient plus avoir la TV par câble, auraient plus d’attitudes positives envers celle-ci, voudraient obtenir plus d’informations et voudraient davantage souscrire à la TV par câble que les sujets contrôles. Il apparait donc que donner une information dans un contexte où les sujets doivent imaginer des évènements (groupe expérimental) donnent des estimations plus importantes de ces évènements.

Concernant les tests statistiques des comportements, deux des trois comportements recherchés ont eu des différences significatives entre les deux groupes de sujets. Premièrement, les sujets du groupe expérimental ont moins posté leur carte postale dans laquelle ils demandaient un complément d’informations par rapport aux sujets contrôles alors que dans le questionnaire, ceux-ci indiquaient l’inverse (voir question quatre). Une explication possible de ce comportement paradoxal se trouve sans doute dans les attitudes positives des sujets expérimentaux qui, se sentant suffisamment favorables envers la TV par câble, n’ont pas jugé nécessaire de demander des informations additionnelles. Cette explication se voit par ailleurs confirmée vu que les sujets du groupe expérimental ont significativement souscrit plus d’abonnements à la TV par câble et ont également pris plus de semaine gratuite que leurs homologues du groupe contrôle. De plus, après avoir fait une comparaison par rapport à des données fournies par une compagnie de télévision par câble, il apparait que les résidents du même quartier que les sujets ont plus de comportements similaires aux sujets contrôles qu’à ceux expérimentaux (voir tableau 2). Par conséquent, l’imagination semble avoir un puissant effet sur le comportement attendu.

Au vu des données, on a remarqué que les estimations des sujets concernant la souscription à la TV par câble ainsi que les attitudes envers celle-ci ont été renforcées par l’imagination de scénarios pertinents. La question est maintenant de savoir lequel des deux joue un rôle important dans le comportement de souscription: est-ce les attitudes ou les estimations? Pour ce faire, Grégory et al. (1982) ont fait des corrélations afin de découvrir s’il y avait des liens plus ou moins forts entre les attitudes et la souscription d’une part et entre les estimations et la souscription d’autre part. Suite aux résultats, ils ont remarqué que les estimations jouaient un plus grand rôle que les attitudes dans l’influence du comportement.

Que conclure de cette batterie d’études?

Dans ces études, nous avons vu que la présentation de scénarios nous demandant d’imaginer ceux-ci a biaisé les estimations concernant la probabilité d’apparition d’autres évènements reliés aux scénarios. Mais pourquoi la disponibilité de ces scénarios pertinents a des conséquences sur nos estimations? Il existe deux hypothèses. La première consiste à dire que le sujet qui a imaginé l’histoire a réussi à construire des images mentales de celle-ci faisant en sorte que n’importe quelle demande d’estimations rende ces images plus facilement accessibles. La deuxième se décline en terme d’ensemble cognitif: l’imagination cognitive de l’évènement crée un ensemble cognitif qui porte atteinte à la capacité de se représenter d’autres ensembles concurrents. Par conséquent, nous aurions une capacité réduite à se représenter les possibilités alternatives lors de l’estimation de telle sorte que la première apparait plus vraie et donc plus probable. Dans un deuxième temps, nous avons vu que l’imagination d’évènements, via les estimations biaisées qu’elle produit, influence les comportements même si les attitudes jouent un rôle également.

Face à cette découverte des effets de l’imagination, une question se pose à nous: est-ce que l’on peut généraliser ces effets sur le comportement? Dans un monde où les plateformes de santé se multiplient, ne pourrions-nous pas penser que l’imagination produise certains comportements attendus par ces plateformes? Par exemple, imaginons une personne qui vient d’être exposée à un scénario décrivant un accident de voiture et qui est donc plus susceptible de croire qu’il va avoir un accident lui-même. Par la suite, cette personne adoptera peut-être des comportements non spécifiés dans le scénario mais liés à celui-ci comme le port de la ceinture. Au vu des données empiriques, cette éventualité semble probable.

Référence :

  • Fontaine, D .(2011). Manifestation d’opposants congolais à Bruxelles: retour au calme, consulté le 18 novembre 2012 sur http://www.rtbf.be/info/regions/detail_des-opposants-au-regime-de-kabila-dans-la-rue?id=7193023
  • Gregory, W. L., Cialdini, R. B., & Carpenter, K. M .(1982). Self-Relevant Scenarios as Mediators of Likelihood Estimates and Compliance: Does Imagining Make It So? Journal of Personality and Social Psychology, 43, 89-99.
  • Ross, L., Lepper, M. R & Hubbard, M .(1975). Perseverance in self-perception and social perception: Biased attributional processes in the debriefing paradigm, Journal of Personality and Social Psychology, 32, 880-892.
  • Tversky, A., & Kahneman, D .(1973). Availability: A heuristic for judging frequency and probability. Cognitive Psychology, 5, 207-232.

[1] http://www.rtbf.be/info/regions/detail_des-opposants-au-regime-de-kabila-dans-la-rue?id=7193023

[2] Pour plus d’explications, se référer à cet article du blog : https://cognitionsocialeulb.wordpress.com/2012/11/13/pourquoi-continue-t-on-a-croire-a-des-theories-meme-lorsquelles-sont-discreditees/